Défendre les communs, le cas de la musique libre

Graphique résumant la situation actuelle de la musique libre sur internet.

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Résumé : Compositrice de musique libre sous licence Creative Commons, Rose enquête sur les blocages de l'usage et de la monétisation de sa propre musique sur internet par des faux labels. Elle découvre sur le site Fiverr, une place de marché virtuel, que certaines entités revendent ses musiques parmi celles d’autres artistes libristes. Les conditions d’usage qui incombent à la préservation des œuvres libres n’y sont pas mentionnés lors de la vente. En particulier celle de ne pas activer, via les sites de distribution musicale, l’outil Content ID qui bloque l’usage et la monétisation des musiques sur les plateformes de streaming.

Je suis Rose, une compositrice de musique libre de droit sous licence Creative Commons 0. J’ai produit plus de 2000 morceaux de musique dont 99 % sont à disposition de toustes sous cette licence, même à des fins commerciales.
Si j’écris cet article, c’est pour parler d’une enquête que j’ai mené concernant la privatisation de musiques sous licences libres, ainsi que les étapes qui m’ont mené à cette enquête. Si cette problématique a l’air obscure et d’avoir peu d’impact sur la vie de chacun·e, elle a tout de même de nombreuses conséquences dans la diffusion et l'utilisation des savoirs et prouve qu’il y a des lacunes dans la protection des ressources communes.
Par avance, je tiens à signaler que je ne suis ni juriste, ni journaliste, je n’ai pas été formée à une rigueur particulière dans ces métiers ; mon enquête vaut ce qu’elle vaut.

Les licence Creative Commons ne vous sont peut-être pas familières ; je vais tâcher de vous expliquer tout ça très rapidement et brièvement.
Ces licences permettent aux créateurices qui le souhaitent d’assouplir les possibilités d’usage de leurs oeuvres pour les utilisateurices. Par exemple, certaines licences Creative Commons permettent l’utilisation à des fins commerciales, la distribution et le remix des créations aux utilisateurices, ce qu’un copyright classique ne permettrait pas.
La licence Creative Commons 0 est celle qui se veut la plus proche du domaine public. Il faut normalement, selon les législations, attendre la mort de lea créateurice et quelques dizaines d’années encore pour que les brevets/créations de cette personne s’élève dans le domaine public. Ici, sans que la personne soit décédée, on peut s’en approcher au plus près. Il existe tout de même quelques contraintes aux licences Creative Commons 0, notamment que cette licence ne prévaut pas sur la législation du pays où réside lea créateurice.
Les licences Creative Commons ne peuvent pas être utilisées dans toutes les situations. On le verra plus tard plus en détails, mais en ce qui concerne l’enquête du jour, il est formellement interdit d’utiliser Content ID sur les licences Creative Commons.

Faisons un point sur l’outil Content ID, car il est l’un des acteurs principaux de notre histoire.
Nous sommes sur internet et nous échangeons des œuvres à remixer. Certaines personnes choisissent les Creative Commons, d’autres choisissent les droits d’auteur classiques comme licence sur leurs créations. Et pour défendre les droits d’auteur et les droits voisins, des entreprises comme Viacom, Mediaset et Premier League - entre autres - ont poussé Youtube en 2007, fraîchement racheté par Google l’année précédente, à la création d’un outil qui s’appelle Content ID. Cet outil permet de détecter des produits (extraits vidéos, musiques...) copyrightés et d’en restreindre son utilisation sur certaines plateformes, en bloquant le contenu utilisant des produits copyrightés ou en bloquant la monétisation du contenus pour renvoyer l’argent de la monétisation du contenu vers les poches des ayant-droits. Massivement utilisé par l’industrie de la musique et de la vidéo, il connaît son lot d’absurdité et d’infractions aux copyrights mais aussi au domaine public. Les histoires sont nombreuses : les réclamations sur les bruits blancs, sur les bruits d’oiseaux, sur des enregistrements appartenant au domaine public... Même si ces infractions sont importantes à relever pour comprendre jusqu’où va la bêtise du droit d’auteur à l’heure actuelle, Content ID est devenu un outil assez facilement accessible pour tout un chacun afin de protéger les droits d’auteur.

Capture d'écran du site internet Distrokid où l'on voit les cases à cocher sur l'honneur pour activer Content ID.

Les cases à cocher pour activer Content ID et prouver sur l’honneur que l’on possède la musique sur le site Distrokid.

En effet, pour protéger sa musique avec Content ID, il n’y a rien de plus simple : il suffit de contacter un site de distribution musicale, cocher une case pour attester que l’on possède les droits de la musique que l’on veut distribuer, et demander au distributeur (moyennant un modique pourcentage sur les revenus publicitaires) d’enregistrer la musique dans la base de données d’empreinte numérique de Content ID.
Vous voyez sans doute où je veux en venir : cela signifie que n’importe qui peut prendre de la musique dans le domaine public ou sous licence Creative Commons et y appliquer Content ID. Ce qui est illégal car, je le répète, Content ID ne doit pas être utilisé sur des contenus dont les droits d’utilisation sont non-exclusifs. Or, c’est le cas pour tout contenu sous licence Creative Commons, domaine public ou tout autre licence produite par des sites de contenu dit « Royalty Free ».

Dans ma carrière de musicienne dans la musique libre, j’ai rencontré à de nombreuses reprises des problèmes liés à Content ID. Ma musique étant sous licence Creative Commons 0, disponible sur des sites de streaming de musique libre comme Free Music Archive ou faisant partie d’un pack de musique libre sur le site FreePD, elle est accessible à toustes, et aussi facilement appropriable. Il n’y a donc pas un mois sans que je ne reçoive des messages d’avertissement ou que je constate que certaines de mes musiques reçoivent des réclamations pour atteinte aux droits d’auteur alors que j’en suis moi-même l’autrice. Ces réclamations sont visibles, notamment, dans la section Youtube Studio des chaînes Youtube. Il faut alors aller dans Action → Contester → pour avoir l’information à propos du service de distribution (sur la photo ci-dessous Label Engine) qui a permis l’activation de Content ID et qui récolte l’argent de la publicité pour le compte de la personne (en l’occurrence l’artiste Cameron McInnes).

Capture d’écran de la partie Youtube Studio du site Youtube montrant quelques étapes pour obtenir le nom du service de distribution et faire une contestation aux droits d’auteur. Capture d’écran de la partie Youtube Studio du site Youtube montrant quelques étapes pour obtenir le nom du service de distribution et faire une contestation aux droits d’auteur.

Capture d’écran montrant quelques étapes pour obtenir le nom du service de distribution et faire une contestation aux droits d’auteur.

Mais contester une réclamation n’amène pas à l’arrêt total de l’utilisation de Content ID sur la musique en question. Cela ne résout que le problème de cette vidéo ci-présente. La solution la plus simple pour régler le problème est de contacter les services de distribution directement. Les services de distribution sont nombreux, et ils sont souvent assez difficiles à contacter directement surtout quand on n’est pas anglophone. Certains systèmes se perdent dans un dédale de Foire aux questions où il faut ruser pour pouvoir envoyer la question que l’on souhaite, ou bien passer par les conditions d’utilisation afin de trouver l’adresse e-mail légale du site.
Dans mes mésaventures, j’ai été confrontée à de nombreux services de distribution plus ou moins difficiles d’accès. Les plus récurrents ont été Daredo (devenu Yomu distribution), Label Engine, United Masters, CDBaby, Amuse, State51 Conspiracy, FUGA Merlin… Le délai moyen pour avoir une réponse est d’environ 2 semaines, voire plus quand c’est la première fois que l’on a à faire avec eux, et la plupart du temps le problème n’est pas réglé après le premier échange de messages.

Il n’est pas plus simple de chercher directement l’artiste problématique. Les noms d’artistes utilisés par celleux qui prennent la musique pour y appliquer Content ID sont des plus obscurs pour les moteurs de recherche : Stranger Group, Dude with no Name, Pollie Pop, Cameron McInnes, Gadget Inc, Delude, Kkomplex, Phreaker, Abstract Normality, pour ne citer que quelques-uns que j’ai pu identifier. Quand on sait utiliser un moteur de recherche, on finit par les trouver à 90 %. Le problème est que ces artistes n’ont pour la plupart aucune page internet sur laquelle les contacter. De temps en temps, on peut être confronté à un pseudo label et avoir avec un peu de chance avec les personnes en question. C’est d’ailleurs par ce biais que j’ai réussi à investiguer un peu plus loin en faisant une recherche d’image inversée sur une pochette d’album qui se répétait d’artistes en artistes.
Je suis tombée sur un label anglais possédant une page facebook et j’ai pu trouver un contact. Le manager m’a dit qu’il ne savait pas que mettre Content ID sur la musique allait poser un problème. En effet, il était persuadé que cette musique était sans copyright ni licence appliquée dessus : « The music in question was purchased legally from www.fiverr.com and we were informed it was "Royalty Free" and free to re-sell, it was clearly marked royalty free hence why it has been distributed via *the music label* ».
Il m’envoie ensuite un lien vers le pack de musique en question sur Fiverr.

Si vous n’êtes pas familièr·e avec Fiverr, c’est un site qui simule une place de marché pour travailleureuses indépendant·e·s. On y retrouve énormément de services différents ; je me suis personnellement concentrée sur la vente de musique en pack dite « Royalty Free Music Pack » , « Free music pack » ou bien « No copyright music Pack ». Il y en a pleins, mais il faut faire le tri et se focaliser sur les vendeureuses de pack.
Quand on observe un peu plus près ces offres, il n’est quasiment jamais mention de la licence de la musique, encore moins de sa provenance.

Capture d’écran de Fiverr montrant une offre pour l'achat d'un pack de musique sans copyright. Capture d’écran de Fiverr montrant une offre pour l'achat d'un pack de musique sans copyright. Capture d’écran de Fiverr montrant une offre pour l'achat d'un pack de musique sans copyright. Capture d’écran de Fiverr montrant une offre pour l'achat d'un pack de musique sans copyright.

Description d’offres de packs de musique libre, certains mentionnent une licence d’utilisation, d’autres ne décrivent que le contenu sonore du pack.

J’ai donc contacté une dizaine de ces vendeureuses en leur demandant si iels avaient composé toutes ces musiques. La totalité m’ont dit que non et qu’iels avaient soit racheté ces musiques via d’autres vendeureuses, soit glané ces musiques sur Internet. Aucun·e ne m’a donné l’endroit exact où iels avaient récupéré exactement ces musiques ; sauf un, qui m’avoue après une longue discussion qu’il a récupéré la musique « somewhere » mais aussi sur « Youtube Audio Library ».

Capture d’écran du chat de Fiverr montrant une offre pour l'achat d'un pack de musique sans copyright.

Capture d’écran montrant un vendeur me disant avoir pris la musique de Youtube Audio Library et la vendre dans son pack.

Capture d’écran de la licence Youtube Audio Library.

Capture d’écran montrant la licence de la Youtube Audio Library mentionnant que la distribution de ces musiques n’est pas autorisée en dehors des vidéos Youtube.

Quand je leur demande de me dire quelle est la licence appliquée sur ces musiques, la plupart me répondent en me proposant de me donner quelques chansons pour voir si celles-ci déclenchent Content ID sur Youtube. Étant donné que ce n’est pas une preuve légale, je leur redemande l’intitulé de la licence. Quand je leur demande si ce n’est pas de la musique volée sur Soundcloud ou Bandcamp, ils me disent que leur musique vient d’une source réputée qui autoriserait la revente de ces musiques, sans me dire laquelle exactement.
C’est d’ailleurs sur Fiverr que je découvre la licence PLR (Private Label Rights) qui autoriserait la revente d’œuvres par l’auteurice des œuvres à des particuliers. Actualitté avait publié un article sur le sujet en 2011, concernant la pollution textuelle qu'engendrait cette licence sur le marché de l’ebook : on pouvait retrouver à la vente des e-books uniquement constitués d’articles wikipédia. La PLR, si elle n’est pas reconnue juridiquement, est une sorte de marque blanche à l’américaine qui autoriserait les acheteureuses à pouvoir faire ce qu’iels souhaitent du matériel acheté, à définir de nouvelles règles dessus puis à revendre ce produit sous cette même licence, permettant alors à d’autres acheteureuses d’y mettre leurs propres conditions. Si cela ressemble à une forme de libération de l’œuvre comme peuvent s’apparenter les Creative Commons, ces dernières ont des règles à l’intérieur de leurs clauses, ainsi que des conditions d’utilisation extérieures à elles-mêmes. Comme on l’a vu plus tôt, Google n’autorise pas l’usage de Content ID sur les Creative Commons et les produits à licence non exclusive.
La différence majeure entre Creative Commons et la licence PLR est philosophique. Si la licence Creative Commons est plus proche d’une approche libertaire du partage des biens communs, permettant le remix, la monétisation et la transformation d’un contenu pour tout le monde de manière non exclusive et gratuite la plupart du temps, la licence PLR part du principe que l’objet numérique est un bien à vendre dont il faut tirer profit, au point d’embourber les marchés avec des copies sans altération dans ce qui peut s’apparenter à un cauchemar de marché libertarien.
La licence PLR installe un flou juridique étrange dans cette situation. En effet, à cause de cet argument, il est impossible de tracer l’origine du produit, ni même sa licence de base, et ainsi s’assurer de la légalité du produit originel. On est en droit de se demander si le produit n’a pas été volé et ensuite mis sous licence PLR.
Ce qui est assez terrible, c’est qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour contrer cela à l’heure actuelle, à part de demander à ce que les plateformes comme Fiverr exigent de toustes les revendeureuses qu'iels indiquent la provenance des musiques ou leur licence d'origine afin de s’assurer que ce qu’iels prétendent être de la musique libre de droit en est bien.

Pour résumer, nous avons donc :
-Des artistes qui déposent leurs musiques sous licence Creative Commons, sous licences non exclusives sur des banques musicales comme Youtube Audio Library, Shutterstock, Audiojungle, Pond5 ou sur des sites personnels.
-Des personnes :
• qui piochent dans ces musiques et les revendent sous forme de pack sous des titres comme « No copyright music », « Royalty Free music », en mentionnant rarement les licences originelles ni la provenance de ces musiques,
• qui revendent sous licence Private Label Rights des contenus sous licence Creative Commons 0 et du domaine public (contenu qui possèdent certains droits et restrictions, notamment de ne pas être utilisé avec Content ID),
• qui ne précisent pas les restrictions d’utilisation d’outils comme Content ID.
-Des personnes qui achètent ces packs en croyant avoir tous les droits sur leur contenu, et qui vont chercher à gagner de l’argent en contactant des distributeurs pour activer Content ID sur ces musiques.
-Des services de distribution qui demandent simplement d’attester sur l’honneur que l’on possède la totalité des droits sur la musique, sans vérification préalable, et proposent pour une modique somme d’activer Content ID sur la musique.
-Des utilisateurices de contenu sous licence Creative Commons qui reçoivent des réclamations alors qu’iels croient utiliser du contenu libre de droit non exclusif.
-Des artistes (les mêmes qu’au début) qui doivent contacter les services de distribution pour supprimer l’utilisation de Content ID sur leur propre travail.

J’ai eu l’occasion en écrivant cet article de contacter plusieurs artistes de musique libre afin que celleux-ci m’expliquent leurs déboires avec Content ID.
-La plupart d’entre eux postent leur musique sur leur propre site internet ou sur des plateformes de musiques libres comme Free Music Archive ou Jamendo. Leur seul moyen de savoir si Content ID a été activé sur leur musique est par le retour de leurs auditeurices. Ces artistes doivent ensuite contacter les distributeurs.
-D’autres mettent leur musique directement sur Youtube afin de voir si elle déclenche une réclamation Content ID. C’est une méthode efficace pour vérifier au jour le jour, mais pour certaines personnes très productives, uploader la musique sur Youtube est chronophage (sans parler de l’impact écologique d’uploader plusieurs centaines de musique pour ce but précis).
-Enfin certain·e·s artistes mettent directement Content ID sur leur propre musique même si cette méthode est en soi incompatible avec la correcte utilisation de Content ID dans le cadre des Creative Commons. Ces artistes vont ensuite autoriser toutes personnes utilisant leur musique dans un cadre de remix/monétisation qui leur semble conforme aux usages de la licence de leur musique.

Quand je trouve ma musique dans des albums de personnes abusant de Content ID, il me vient régulièrement un problème. Je suis rarement seule dans ces albums, il y aussi d’autres artistes qui s’y trouvent et qui ont été bloqué·e·s dans le processus. Dans ce cas, je demande toujours à ce que les distributeurs fassent sauter Content ID sur tout l’album et non pas que mes musiques. Le soucis, c’est que, à moins de connaître les catalogues de musique libre par cœur, jamais je ne trouve l’artiste original·e pour lea prévenir. Tout comme Content ID, un autre outil comme l’application propriétaire Shazam (qui a un quasi-monopole sur la reconnaissance musicale - on se souviendra des menaces reçues par Roy van Rijn des avocats de Shazam car il développait un code de reconnaissance musicale qu’il voulait déposer en open source) aiderait à trouver les auteurices des musiques libres. Mais tout comme Content ID, accéder à cette reconnaissance musicale est payant et doit aussi se faire via les services de distribution.
Nous manquons cruellement d’institutions de défense du domaine public et des contenus sous licences libres. Si nous pouvons compter sur des organisations pour défendre le logiciel libre, les sites et lieux dédiés totalement à la culture de la musique libre se font de plus en plus rares et existent souvent dans des conditions précaires. On peut penser à Dogmazic en France qui résiste encore, à Free Music Archive qui a dû fermer en fin 2018 par manque de subvention et qui a été racheté pour être remis à neuf par la société de réseau social pour artistes de musique libre Tribe of Noise. D’autres petits sites existent mais rien de véritablement fédérateur pour développer des outils et défendre une non-exclusivité des ressources sous licence libre de droit et du domaine public.

Remerciements : Hessel et Meghan de Free Music Archive/Tribe of Noise, Sarah Pearson de Creative Commons, les compositeurices de musique libre qui ont bien voulu me partager leur expérience, Redmarmotte, Yseult, Rob, Clémentine, Louima pour la relecture, Théo et Abby pour la traduction