Nishimura Naoaki, l'interview complète
Cette interview fait suite à l'article de Musique Journal sur Nishimura Naoaki.
Rrrrrose : C’est plutôt une question classique mais quel est ton parcours musical ?
Nishimura Naoaki : D’abord, durant mon adolescence, j’ai commencé à jouer du piano, de la guitare, et à faire de la musique sur ordinateur. Après ça, je suis allé dans une école d’art. Durant cette période, j’ai fait de la musique dans des groupes de rock alternatif et de drone, mais aussi des essais d’IDM.
À l’université, j’ai commencé à créer de la musique et des effets sonores pour mes ami·e·s réalisateurices de films. Dans cette lancée quelques années après mon diplôme, j’ai travaillé en tant que sound designer avec un réalisateur de films expérimentaux. Dans le cadre de ce travail, j’ai fait la rencontre de compositeurices de musiques classiques.
En parallèle, je travaillais en tant que multi-instrumentiste, jouant d’instruments électroniques, d’instruments jouets, de scies musicales, etc... pour des concerts pour enfants dans le cadre d’ateliers musicothérapie. C’est en communiquant avec les enfants que je me suis posé une question fondamentale dans ma pratique musicale : « Qu’est-ce que la musique ? ».
Après toutes ces expériences, j’ai ouvert des comptes sur les réseaux sociaux pour partager mon travail. Et voilà où j’en suis !
Rrrrrose : Music for Acoustic Sines est un magnifique album mêlant field recordings et instruments acoustiques. Je me demandais quel a été le processus créatif de cet album. As-tu commencé avec la partie field recording ? L’inverse ?
Nishimura Naoaki : Je suis content que tu aies apprécié l’album. Je me souviens qu’au moment où j’ai commencé à travailler sur cet album, j’avais de nombreux mémos vocaux de mes performances musicales ainsi que des prises field recordings de sons que je rencontrais ou produisais au cours de mes journées.
J’ai donc utilisé ces mémos comme éléments de base de l’album et j’ai commencé à créer des pièces musicales. Certaines prises d’instruments ont été refaites et j’y ai rajouté quelques sons. Pour les prises sons, qu’elles soient de field recording ou d’instruments, j’ai utilisé l’enregistreur portatif « R-09HR » de Roland.
Cet album est dans une certaine mesure un condensé inextricable de mes sons préférés que je parcours dans ma vie quotidienne actuelle.
Rrrrrose : J’ai vu que tu faisais écouter du John Cage à tes champignons sur ta chaîne Youtube. John Cage, en plus d’être un artiste de musique expérimental, était un mycologue amateur ! Quelle est ta relation avec l’art et la philosophie de John Cage ?
Nishimura Naoaki : John Cage est un artiste que je respecte. C’est une grande influence, du coup je suis sûr d’avoir reçu des influences indirectes. Mais la vérité est que je ne connaissais que très peu de chose sur lui et son œuvre quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique à propos du quotidien.
Plus tard, quand j’ai commencé à comprendre que mon identité musicale incluait des éléments d’aléatoire, j’ai commencé à étudier plus en profondeur son travail (Ma tentative de faire pousser des champignons incluait une intention de comprendre son inspiration). Plus j’en apprends sur lui, plus je réalise que les choses que je pensais avoir découvertes par moi-même avaient été amorcées par lui. Un exemple est son idée de faire « émerger la musique de la vie elle-même » ou « faire de chaque personne un·e artiste ».
Quand j’ai compris qu’il était le pionnier de ces réflexions, je n’étais pas vraiment déçu. Certain·e·s compositeurices ambitieuxes auraient pu l’être. Je me sentais, au contraire, rassuré d’être libre de penser toutes ces choses à propos de la musique. En ce sens, je me sens faire parti de son travail, et je comprends que la recherche et la pratique de la musique aléatoire est une propriété commune, que c’en est même une de ses essences profondes.
Mais ces derniers temps, j’essaye de m’émanciper et de ne plus trop penser à son travail. C’est une personne très influente.
Rrrrrose : Ton idée de prendre des photos de lieux (immeubles, couloirs, enseignes de magasin…), des graphiques ou des événements (oiseaux sur des lignes électriques, légumes sur le sol…) et les convertir en informations musicales est surprenante et drôle ! Qu’est-ce qui t’a donné une idée pareille ?
Nishimura Naoaki : à la base, l’idée était de créer des mélodies en partant d’images montrant les transformations de la prise des anguilles au Japon. Au moment où j’ai commencé à travailler sur ce sujet, j’essayai de critiquer avec autant d’humour que possible 1) la destruction de l’environnement, 2) la non prise de conscience de la surpêche par le gouvernement et les consommateurices et 3) le manque de prise de position des musicien·ne·s japonais·e·s sur l’état de la pêche des anguilles. C’était en 2018 et je n’avais aucune idée de si ce travail allait être vu par d’autres personnes, comme une bouteille à la mer.
Durant cette période, je voulais mêler la musique et les réflexions métaphysiques, j’étais intéressé par les processus des musiques contemporaines, je me suis donc naturellement dirigé vers l’idée de travailler sur l’intégration de données dans la musique, en incorporant les techniques de Olivier Messiaen. Depuis, ma motivation a changé de forme, j’ai développé une habitude de voir les choses habituellement non musicales comme des éléments musicaux. Peut-être que mon expérience à créer de la musique en utilisant une approche algorithmique avec des langages de programmation comme PureData et mon travail sur le son pour une utilisation musicale ne sont pas étrangers à cette idée.
Rrrrrose : En continuité de ma question précédente, ton travail, aussi humoristique qu’il soit, questionne les lieux où peuvent émerger la musique. Est-ce que c’est une volonté de ta part de rendre la musique accessible et possible partout ?
Nishimura Naoaki : C’est une question intéressante. Quand tu m’as proposé cette interview, tu as dit « Nous ne jouons plus beaucoup avec la musique ces jours-ci » et « Tes pièces musicales me rappellent le manque de fun dans la musique », ça semble te tenir à coeur !
Je suis conscient des thèmes que tu mentionnes, l’ubiquité de la musique et sa manifestation auprès des autres. Je trouverai ça drôle que mes rêves éveillés puissent se transmettre à d’autres personnes.
Je suis un chercheur de musique, même si ce n’était pas forcément ma volonté propre au départ de mon travail, j’ai été guidé par mes propres actions et j’ai pu découvrir de la musique à chaque fois que je l’ai cherchée.
Et je trouve qu’un outil comme Twitter est formidable pour permettre à tout le monde de partager toutes ces petites découvertes musicales.
Rrrrrose : Cette approche musicale de jouer avec les possibilités d’émergence musicale de lieux autre que la scène et le groupe de musique me fait penser au travail d’artistes Fluxus comme La Monte Young, Nam June Paik ou Yoko Ono. Iels avaient une approche conceptuelle de la musique, en détruisant des instruments, en créant des recettes de musique accessible à toustes, des blagues musicales, une volonté de rompre les concepts sacrés que sont les instruments de musique ou la scène… Est-ce que ces expérimentations te parlent d’une quelconque manière ?
Nishimura Naoaki : La Monte Young, Nam June Paik, Yoko Ono, ce sont des artistes que j’adore.
Mais, comme je te l’ai dit par rapport à John Cage, ce n’est qu’après avoir entreprit mon travail sur l’aléatoire que j’ai vraiment compris la grandeur de leur travail (je ne pense pas qu’iels m’aient influencé plus que ça au départ).
Je suis conscient que la tendance de mon travail semble à tendre vers l’élément du Logos, en parti parce que je suis motivé par « l’observation ». D’un autre côté, une bonne partie du travail de Fluxus peut être vu comme de la poésie, même le travail fait pour être une blague. Je peux maintenant dire que je suis attiré par cette beauté.
Je m’intéresse aussi à l’ambivalence amour/haine que Fluxus porte envers l’art musical occidental, parce que leur attitude suggère de nouvelles approches aux musicien·ne·s actuel·le·s, alors que les barrières entre les musiques populaires et les musiques classiques disparaissent. Beaucoup de leurs travaux sont éphémères, et beaucoup n’ont pas pu être préservés dans leur intégralité, mais j’aimerai en savoir plus sur leur sujet. Une possible voie pour de nouvelles inspirations.
Rrrrrose : J’ai l’impression que sur la vidéo de ton tweet épinglé (je parle de cette vidéo https://twitter.com/nsmrnoak/status/1183380045185699840 commençant au timecode 1:53) que tu organises des ateliers de jeux musicaux avec des images et des vidéos. Est-ce que l’amusement est une part importante de ton processus musical ?
Nishimura Naoaki : Cette vidéo provient de mon premier concert. Ici, je performe en utilisant des enseignes (qui sont familières aux japonais·e·s) qui montre l’agenda hebdomadaire de travail des cliniques de la ville, avec des symboles comme ●, X, et ▲ que l’on va traduire en percussions. C’est une musique en 7 temps, avec sept pulsations dans sept carrés qui composent une semaine.
Quand j’ai publié mes vidéos musicales, je savais que j’amusais les personnes qui les regardaient. Par contre, je ne savais pas si je pouvais rendre l’audience de mes concerts live aussi amusée. Donc je suis arrivé à mon concert avec l’idée de cette performance en voulant créer de la tension, des rires et une petite joie intellectuelle en se concentrant sur des éléments aléatoires mais aussi des symboles familiers, en les jouant en temps réel comme une pièce un peu difficile avec une signature rythmique irrégulière (comme Le Sacre du Printemps de Stravinsky).
Cette pièce est souvent jouée avec l’audience, comme un petit atelier. C’est toujours la même chose mais je veux que l’audience s’amuse. Je crois que la musique doit être prise au sérieux, mais je crois qu’en même temps il faut chercher à s’amuser.
Rrrrrose : Une de tes vidéos dans le couloir du métro est devenue virale sur Twitter. Je me demandais si ces tuiles sur le mur avaient été placées de manière réfléchies par l’architecte pour être musicales. Est-ce que tu en sais plus sur l’histoire derrière ces tuiles ?
Nishimura Naoaki : Je suis content que tu parles de ces tuiles. Je soupçonne que le designer avait intentionnellement un pattern rythmique, sinon mélodique, en tête.
Une chose est sûre, c’est que même si ce tweet a été viral, je n’en ai pas tiré une once de sagesse ! J’espérai secrètement que je puisse avoir une discussion avec le designer de ce motif !
Mais c’est plus amusant de garder le mystère, non ?
Rrrrrose : Sur ton Tumblr, tu dis que tu travailles pour un programme télévisuel éducatif appelé Sekai wo Play. Est-ce que tu peux nous en parler un peu ?
Nishimura Naoaki : Le programme Sekai wo Play (qui signifie « Joue avec le monde ») est un bout d’un plus large programme éducatif de la chaîne NHK qui a comme mission de présenter aux enfants comment jouer à certains jeux et fabriquer des choses.
Dans ma section, je montre des vidéos d’une minute qui joue sur la perception, montrant comment on peut imaginer les bruits des éléments qui nous entourent, et suggérant comment on peut écouter ce paysage sonore.
Une de mes vidéos préférées est une petite vidéo à propos d’une boîte de bonbons colorés appelés « Drops » au Japon. Quand le bonbon sort de la boite, la couleur possède un son, nous rappelant le goût du bonbon, et créant, si possible avec un peu de chance, une harmonie.
J’espère que les enfants qui regarde ce programme pourront apprécier le monde avec une nouvelle perspective.
Rrrrrose : Est-ce que tu as des projets futurs dont tu aimerais parler ?
Nishimura Naoaki : Maintenant, je veux me concentrer à faire un bon album.
J’ai parlé précédemment que la musique aléatoire est une propriété commune, et pour cette raison, j’ai pour le moment du mal à sublimer cette pratique dans mon propre travail (je comprend pourquoi les successeureuses de Cage sont de moins en moins nombreuxes.)
De toute façon, je ne veux pas non plus trop me prendre la tête dessus, je vais me détendre le plus possible et créer la musique que j’ai envie d’écouter.
Rrrrrose : Est-ce que tu as autre chose à ajouter à propos de ton travail et de ta philosophie musicale ?
Nishimura Naoaki : Ces derniers jours, mes posts sur les réseaux sociaux sont vus par de nombreuses personnes et j’y découvre plein de réponses uniques, je pense que ça prend son temps mais j’ai l’impression que ça a un impact positif sur ma perception de la musique. J’en suis vraiment content.
Tout ce que j’ai à faire est de continuer à faire ma petite vie, sans hésitation.
Je voudrais remercier encore une fois Naoaki Nishimura pour le temps accordé à mes questions.
Vous pouvez le suivre sur les réseaux sociaux et découvrir son travail ici :
-Twitter
-Tumblr
-Bandcamp